Le Manuel du Pochoir
Issu de la mouvance anarchiste des années 1970 et de l'univers du cirque, Epsylon Point est un artiste inclassable.
Contrairement aux idées reçues, le pochoir n'est pas un outil exclusivement réservé à la peinture figurative. On peut, bien au contraire, se servir de cet outil à rebours et, sans se préoccuper de cohérence figurative, l'employer pour obtenir des rendus abstraits. Une découpe n'a pas nécessairement vocation à figurer quelque chose de précis, ni même à avoir de forme définie. Un artiste français, anarchiste, certainement mon artiste pochoiriste préféré et celui qui m'a le plus influencé, use de cette technique en pionnier depuis les années 1980. Il utilise le pochoir sans se soucier d'aucune cohérence autre que sa vision abstraite de l'œuvre, devenue composition dadaïste de formes et de messages incongrus, de couleurs mises en tension. Son travail reflète à mes yeux la quintessence de la maîtrise du pochoir : à savoir peindre non pas un pochoir, mais avec un pochoir. Il s'agit alors de peinture pure. Cet artiste se nomme Epsylon Point.
Issu de la mouvance anarchiste des années 1970 et de l'univers du cirque, Epsylon Point est un artiste inclassable. Sa vie mêle art et performance, sans compromission. Il peint dans les rues depuis la fin des années 1970 puis adopte le pochoir au milieu des années 1980. Son langage dada apparemment incohérent est un savant mélange de provocation et de dérision.
Pourquoi avoir choisi le pochoir plutôt qu'une autre technique de peinture?
Techniquement, je ne sais pas assez bien dessiner pour réaliser un portrait ou une image correctement. Le pochoir était une manière de reproduire une image que je n'aurais jamais réussi à faire aussi bien à la main.
Comment fais-tu tes pochoirs ?
Je prends des photos, je les imprime et je place dessus un film plastique transparent sur lequel je dessine les formes à découper plus tard. En général, je travaille sur un format A3 ou A4, puis j'agrandis à la photocopieuse pour atteindre la taille nécessaire car je n'ai pas d'ordinateur. Une fois la taille souhaitée obtenue, en ce moment 80 x 110 cm, je colle le résultat sur du carton de 250 g/m² et je découpe les formes. Je suis un puriste : pour moi, un pochoir c'est un seul layer. Ceux qui utilisent plusieurs layers, c'est parce qu'ils ne savent pas faire avec un seul. Quand il y en a deux ou trois layers, avec les blancs et les noirs, c'est facile de faire un œil par exemple : on fait le tour de l'œil avec le noir et le centre avec le blanc. Moi, je fais le rond complet avec les deux niveaux directement sur un layer. Ce qui me branche, c'est de dessiner les formes. Les découpes, c'est casse-pieds, ce qui compte pour moi c'est de créer les dessins.
Comment perçois-tu l'évolution de la technique du pochoir depuis tes débuts ?
Au départ, on était très pressés d'aller peindre sur les murs. On ne pouvait pas rester longtemps car c'était illégal, donc le mono-pochoir était indispensable. Peu à peu, tous les étudiants des écoles d'art sont arrivés avec leurs ordinateurs et Photoshop et ils ont commencé à faire des multilayer sans se soucier de la contrainte de temps, propre à la peinture dans la rue. Et ils font tous la même chose. Je ne parle pas de ceux qui découpent à la main, c'est autre chose.
Quels artistes t'inspirent dans ta pratique du pochoir ?
Je n'ai pas été inspiré par d'autres pochoiristes comme j'étais dans les premiers, j'ai trouvé mon truc tout seul. J'apprécie plusieurs artistes, mais ils ne m'influencent pas. Je prends différents sons de cloche. Je mets longtemps à me faire une opinion, mais dès que j'ai compris quelque chose, je n'en démords plus.
Quelles sont les limites du pochoir en tant qu'outil ?
La limite, c'est qu'il s'agit simplement d'un outil, donc tout dépend de la personne qui l'utilise. C'est comme un pinceau ou autre chose, on n'est pas dépendant de son outil. Quand on a un outil, on en fait ce qu'on veut, au-dessus, en dessous, déchiré, etc. Le pochoir n'est pas sacré en soi. J'en ai déjà donné. Pendant longtemps, j'ai même fait école dans mon atelier, je permettais à ceux qui se servaient de bombes d'utiliser mes pochoirs pour peindre, aux autres, je leur expliquais. Chacun comprend, ou pas. Moi, je fais de la peinture. Le pochoir, c'est juste un objet. J'utilise des racloirs, des pinceaux, des bombes, je fais des peintures abstraites et parfois j'ajoute un pochoir par-dessus. Je le peins d'abord en blanc ou en noir, puis je reviens dedans avec des couleurs. Je ne me fixe pas de règles, c'est la peinture qui s'en occupe. Par exemple, si je vais trop vite, la peinture ne sèche pas et donc je n'arrive pas à ce que je veux. Il y a tellement de possibilités. Je suis un peintre abstrait. On reconnait parfois une image, mais lorsque je la fais juste au trait et que je ne la remplis pas, cela demande beaucoup
d'observation. Ce qui m'amuse, c'est de faire de la peinture abstraite, du rose, du vert, un trait de bleu. C'est ce qui me tient en vie, le reste, j'en n'ai pas grand-chose à cirer.
Pour toi, le pochoir est plutôt un cadre ou une liberté ?
C'est juste un objet pour travailler, ça me permet d'avoir un trait si je le veux, de le survoler ou pas... C'est simplement un objet, comme un pinceau, pas autre chose.
À quoi ressemble ton atelier ? Peux-tu nous le décrire ?
En hiver, je découpe dans ma chambre, j'ai deux pièces de 10 m² j'ai ma table et tout mon bordel pour peindre - Poska et bombes de peinture. Pendant un temps, j'avais arrêté le pochoir car j'en avais marre, mais là, ça me reprend. Au printemps, je descends dans le centre social où j'habite. Il y a deux garages dans le jardin et c'est la que je stocke tout mon bazar. Je sors les tréteaux et j'accroche les éléments pour peindre dans le jardin. C'est un art de vivre, je fais ça depuis quarante ans. Ça ne me gêne pas d'être pauvre, c'est de la pauvreté volontaire. Je ne cours pas après le pognon, les fringues, tout ça. Ce qui me branche, c'est juste de faire de la peinture. Et quand je ne fais pas ça, je vais à la médiathèque.